Celle au côté de l'insaisissable Lucie/Aurore/Belladonne/Angèle/Astrée/Marylin ... dans "La Folle Allure" de Christian Bobin.
la joie avec la peine, le rire avec les ombres,deux chevaux dans le même attelage
chacun tirant de son côté, à folle allure.
Ainsi allons-nous, cavaliers sur un chemin, cherchant la bonne foulée,
cherchant la pensée juste, et la beauté parfaite nous brûle, comme
une branche basse giflant notre visage, et la beauté parfois nous mord, comme un loup merveilleux sautant à notre gorge....
Christian BOBIN...
Un autre extrait ...
" Mon premier amour a les dents jaunes. Il entre dans mes yeux de deux ans, deux ans et demi. Il se glisse par la prunelle de mes yeux jusqu'à mon coeur de petite fille où il fait son trou, son nid, sa tanière. Il y est encore à l'heure où je vous parle. Aucun n'a su prendre sa place, aucun n'a su descendre aussi loin...
Mon premier amour est un loup. Un vrai loup avec fourrure, odeur, dents jaune ivoire, yeux jaune mimosa. Des taches d'étoiles jaunes dans une montagne de pelage noir.
Mes parents sortent en criant de la roulotte, c'est la nuit, les autres roulottes, une à une, s'éclairent, tous en descendent, le clown, l'écuyère, le jongleur, les femmes, les autres enfants, tous en chemise de nuit, en pyjama ou à moitié nus, ils m'appellent, s'accroupissent sous les camions pour voir si je ne m'y suis pas cachée par jeu et ensuite endormie - c'est déjà arrivé plusieurs fois -, ils s'éloignent sur la place du village, appellent encore, n'appellent plus mais hurlent, des fenêtres commencent à s'allumer aux maisons voisines et des gens se fâchent, crient au tapage nocturne, menacent des gendarmes. C'est ma tante qui me trouve. Elle court aussitôt de l'un à l'autre, impose le silence, fait signe qu'on la suive sans bruit : voilà le cirque au complet qui s'approche de la cage, la porte est entrouverte, je suis allongée dans la paille dorée à l'urine et j'ai les yeux fermés, ma petite tête de deux ans appuyée contre le ventre du loup. Je dors. Je dors d'un sommeil limpide et bienheureux.
Le loup venait des forêts de Pologne. On l'exposait pour attirer les spectateurs pendant l'installation du chapiteau. Il n'entrait dans aucun numéro. Un loup, ça ne se dresse pas. Les gens emmenaient leurs enfants voir le prince noir des contes de fées, la brute superbe. On ne leur disait pas la vérité : que ce loup était plus aimable qu'un lapin, que l'écuyère lui donnait à manger dans sa main et que rien de grave, pas même un grognement, n'était jamais sorti de la montagne de fourrure et d'étoiles. On avait accroché un écriteau en lettres rouges au-dessus de la cage : loup de la région de Cracovie. Les gens étaient plus effrayés par la pancarte que par la bête assoupie au fond de la cage. Mais ils étaient contents, ça leur suffisait comme preuve. Ce sont les noms qui font peur. Les choses sans les noms ce n'est rien, pas même les choses.
Donc toute la tribu est là, en demi-cercle devant le tableau de la petite fille au loup. D'accord il n'est pas dangereux mais, quand même, il y a des limites, mon père s'approche, entre dans la cage et quand il va pour me saisir, le loup redresse la tête, seulement la tête, aucun mouvement du ventre ou des pattes, comme s'il souhaitait ne pas me réveiller - et il se met à grogner pour la première fois, à montrer ses dents jaunies. Nouvelle tentative de mon père, un grognement plus fort, plus net, et les dents qui se découvrent jusqu'aux gencives. Mon père recule, rejoint les autres. On discute, on réfléchit. Le dompteur dit : c'est mon métier, j'y vais. Même réaction, la mâchoire qui claque. On choisit d'attendre. Les heures s'écoulent, silencieuses. Ils sont tous là, grelottant de froid devant la cage, guettant l'instant où le loup va s'endormir. La scène dure jusqu'au matin. Jusqu'à l'aube le loup veille sur mon sommeil. Lorsque, caressée par les premiers rayons de lumière froide, j'ouvre mes yeux, m'étire et commence à me mettre debout, il s'écarte doucement et va à l'autre bout de la cage, gagner un repos bien mérité. Je ne sors pas tout de suite. Je regarde les autres derrière la grille, la pâleur de leurs visages, je ris, je chante, toute rafraîchie par ce sommeil immaculé. On m'empoigne, deux claques sur les fesses et on me boucle une semaine dans la roulotte.
Depuis on me surveille. On vérifie dix fois par jour la fermeture de la cage. On ne peut m'empêcher de passer des heures devant. Quand l'attention se relâche, vite, je tends les mains à travers les barreaux et je les lui donne à lécher. Le soir, avant de m'endormir, il faut que mon père m'emporte en pyjama devant la cage et que, quelques minutes, je regarde les yeux jaune soleil dans la nuit d'encre, que je m'avance et que je me perde dans ces yeux-là.
Le loup est mort près d'Arles. J'avais huit ans. On est venu m'en prévenir avec des soins infinis, comme on devait informer un général d'une grave défaite de ses troupes. Je n'ai rien dit. La caravane s'est arrêtée un peu avant Arles, dans une décharge éclairée de coquelicots. Les hommes ont sorti des pelles, c'est moi qui ai guidé le cortège, j'ai choisi le coin le plus ensanglanté de coquelicots, on a creusé un trou, je me suis fâchée avec ma mère, finalement elle a cédé et on a exaucé mon souhait, on a glissé le pyjama dans le trou, on a enveloppé le loup dedans.
Je ne suis jamais retournée du côté d'Arles. Je sais que les morts ne sont pas dans la mort, je sais que les morts sont dans un monde qui n'est séparé du nôtre que par un mince filet de lumière, je vois parfois passer la tête du loup dans le rideau des lumières, je souris, je regarde les yeux jaunes dans la lumière d'or."
Encore ??
La fatigue, la lenteur et le sommeil ont toujours été de mes amis. La plus petite action dans cette vie m’a toujours demandé une force énorme, insensée, comme si, pour l’accomplir, il me fallait soulever le monde entier, naître à chaque fois. Je comprends très bien que les nourrissons passent leur temps à dormir. Ils font un travail proprement exténuant : ils tètent une goutte de réel, une goutte seulement, ils la tètent de tout leur corps froissé et rose, ils la gobent avec leurs petits yeux ronds, ils la lèchent avec leur petite langue de chat, une goutte de réel, de rien, un soupçon, une larme de réel qui tombe sur leur âme blanche comme de l’huile sur le feu – et ils sont aussitôt exténués, accablés, obligés de tout arrêter, tout suspendre, repartir pour des heures de sommeil. Les nourrissons grandissent en dormant. Petit à petit, insensiblement, ils prennent taille, poids et force, les oreilles s’épaississent, les lèvres deviennent moins tremblées et les yeux s’affolent moins, les lèvres deviennent moins tremblées et les yeux s’affolent moins, regardent plus posément autour d ‘eux.
...
Ma mère est folle, je crois. Je souhaite à tous les enfants du monde d'avoir des mère folles, ce sont les meilleures mères, les mieux accordées aux cœurs fauves des enfants. Sa folie lui vient d'Italie, son premier pays. En Italie, ce qui est dedans, ils le mettent dehors. Leur linge sécher et leur cœur à laver, ils mettent tout à la rue sur un fil entre deux fenêtres, et ils font l'inventaire plusieurs fois par jour, devant les voisins, dans une interminable opéra de cris et de rires. En apparence c'est gai - en apparence seulement. Les Italiens sont tristes, ils imitent trop la vie pour l'aimer réellement, ils sentent la mort et le théâtre : c'est mon père qui dit ça quand il veut mettre ma mère en rage. Le pays de mon père c'est le silence. Mon père ...
J'adore aussi cette réflexion sur les "créateurs", qu'elle distingue en 2 types: les GROS et les MAIGRES« Ceux qui vont par réduction, amincissement, petites touches : Giacometti, Pascal, Cézanne. Et ceux qui procèdent par accumulation, excroissance, boulimie : Montaigne, Picasso. Et celui-là, Bach, le gros plein de notes.
Bon, moi va falloir, - vue la taille de ce nouveau mail !!! - que je commence mes premières "leçons de création" avant de me transformer en ...
Fleury ? Tu m'avais pas promis que tu m'emmenerais voir à Beaubourg cette expo Giacometti ???
Un dernier lien :
Ici, on trouve des petits bouts de phrases extraites de ses autres romans.
2 commentaires:
je l'aime aussi, CB
et ce qui me surprend chez lui, c'est qu'il soit croyant ... enfin, ce qui me surprend surtout, c'est d'être tellement touchée par l'écriture d'un croyant...
en tout cas, je crois pas aux mots de passe, je les oublie TOUT LE TEMPS (les mots DE PASSE, comme les hôtels ???
Véki
et encore Bribri,cette phrase de
C.Bobin
<< Contempler, ce n'est pas rien faire >>
cette phrase est comme une "pause" dans le silence de notre musique
intime.
nomade,
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